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Boire et Manger, quelle histoire !
Le blog d'une historienne de l'alimentation

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Les pâtisseries occidentales et le petit chinois

 Je viens de finir “Le Dit de Tianyi” de François Cheng qui est un de mes auteurs préférés.

C’est un livre remarquable et bouleversant, profond et mystique dans lequel François Cheng raconte l’histoire du peintre rescapé des camps qu’il a rencontré lors d’un voyage en Chine. Je ne peux résister à l’envie de vous faire partager un passage de l”‘enfance du héros où il raconte sa découverte des pâtisseries occidentales. Souvenir de parfums, évocation du plaisir des sens. Cette subtile étude comparée des gâteaux français avec les gâteaux chinois (qui n’a pas été sans me rappeler les parallèles entre les langues chinoises et françaises dans “Le Dialogue”) évoque le premier contact du jeune chinois avec la civilisation occidentale. 

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Alors, comme naturellement, dans mon souvenir, à l’odeur du livre venait se mêler celle du corps des Occidentaux. Celle qui alerte la narine de tout Chinois lorsqu’il croise, dans une de  ces rues étroites des villes chinoises, des Occidentaux, seuls ou en groupes. C’est une odeur difficile à définir (que les Occidentaux eux-mêmes ignorent et qu’on ne sent plus pour peu qu’on vive parmi eux), qui tient essentiellement au laitage. Malgré l’expression dont certains Chinois usent pour la qualifier : « ça sent le lait », il n’y entre pas nécessairement de nuance péjorative mais avant tout une constatation physiologique. Cette vieille race d’agriculteurs, éleveurs de porcs et de volailles, a depuis toujours ignoré le lait animal. L’enfant chinois, à part le lait maternel, ne connaît que le lait de soja. Aussi, lorsqu’un chinois goûte pour la première fois le lait de vache ou de chèvre, ne manque t-il pas d’avoir un haut le cœur, voire une envie de vomir. Quand à moi, l’odeur du corps occidental liée à celle du lait, loin de m’incommoder, suscitait en moi une sorte de connivence. Car j’en avais eu la primeur un matin d’été radieux, sur un sentier du mont Lu, en croisant un groupe de jeunes femmes aux épaules nues – incarnation vivante des images des nus du Louvre -, qui allaient se baigner dans un petit lac au pied d’une cascade.
Vers la même époque, mon père, pour vendre ses plantes médicinales et en acheter d’autres, m’emmenait souvent à Guling, cette colline en pente douce qui se trouve au cœur du mont Lu, entièrement aménagée et environnée de villas et de jardins. Sur la grand’ rue s’élevaient de nombreux bâtiments administratifs, hôtels, restaurants et boutiques tant chinoises qu’occidentales. Un jour, passant devant une boutique, je fus littéralement « terrassé » par les effluves enivrants qui s’échappaient du soupirail. Sur le moment, ignorant en la matière, j’étais bien incapable de distinguer l’odeur du beurre de celle de la vanille, le parfum de la crème de celui de la mousse au chocolat. Je reconnaissais seulement, à travers les effluves, l’élément de fond qui me faisait une fois de plus palpiter : le lait. La façade claire et rutilante de la boutique me le confirma ; c’était une pâtisserie occidentale nouvellement ouverte. Les fois suivantes, pendant que mon père traitait avec les pharmaciens chinois, invariablement, j’allais me poser devant le soupirail. Moment de pur ravissement pour moi ! Enveloppé de la chaude odeur retrouvée, je n’étais plus qu’yeux  face aux choses lumineuses exposées dans les vitrines. Comment ne pas être dépaysé ? Comment ne pas voir la différence entre ce à quoi j’étais habitué et ce qui est autre, et qui avivait mon désir ? Les pâtisseries chinoises, à base de céréales ou de légumes, ont en général une surface mate, aux tons pastel. Certaines, cuites à la vapeur, conserve même la couleur écrue de la farine utilisée. Frits à l’huile de sésame ou au saindoux, d’autres gâteaux et galettes, croquants, se recouvrent d’une croûte d’un brun très foncé comme s’ils étaient grillés avec de la sauce soja. Les pâtisseries occidentales, telles qu’elles sont présentées dans les vitrines, si elles comportent aussi des gâteaux aux tons pastels, frappent surtout par leur éclat doré, aux nuances parfois somptueuses que seuls peuvent donner, il faut croire, le lait, le beurre ou la crème sous l’effet de
la cuisson. Il existe aussi des gâteaux couverts de fruits aux couleurs vives. La forme tendre et arrondie des fruits contraste harmonieusement avec les barquettes bien moulées ou découpées dans lesquelles ils sont posés. Oui, la forme même des pâtisseries occidentales c’est autre chose qu’elle évoque. A la forme souple, dodue, comme ayant poussée naturellement, des gâteaux chinois s’opposent ici des pièces aux contours nets, géométriques, miniatures de quelque ouvrage sculpté ou de quelque construction architecturale. Et à travers les jeunes femmes qui servaient à, l’intérieur, dont la naissance des seins séparés par un délicat sillon  semblait être une réplique de ces petits pains blonds légèrement fendus au cœur, je finis par constater combien ces pâtisseries étaient en accord avec leurs corps, avec les teintes de leurs cheveux et de leurs yeux, avec leur  peau laiteuse virant vers le rose et imperceptiblement veinée de bleu. Il n’était pas jusqu’à leur ossature charpentée et angulaire qui ne trouvait son écho dans ces produits appétissants. On aurait dit que les Occidentaux, inventeurs de ces gâteaux, se projetaient en plein dedans, qu’ils y cherchaient le reflet exact de leur image. Ils n’avaient de cesse en quelque sorte de manger et de savourer leur propre image.  
Et manger, ce n’était certes pas l’envie qui me manquait. Durant toute cette période, je fus littéralement hanté par le mot lait, par des expressions composées avec ce mot en chinois : « chambre à lait » pour désigner le sein de la femme, « huile de lait » pour le beurre, etc. Je venais justement de lire dans une revue pour les enfants, l’histoire d’un homme devenu invisible. M’imaginant à mon tour devenu invisible, je n’avais qu’une idée, celle de pénétrer nuitamment dans
la pâtisserie. Tout à mon aise, je regardais, dans une pièce illuminée, le lait couler en jets continu depuis les mamelles gonflées de ces jeunes femmes jusqu’aux coupes de cristal. Puis, pendant qu’avec ce lait elles préparaient de nouvelles pâtisseries, je serais allé dans le magasin goûter, un à un, et sans hâte aucune, toute la variété de gâteaux exposés là… Cette envie qui me taraudait ne put échapper longtemps à mon père. Lui qui, toujours mal vêtu, n’entrait jamais dans une boutique « chic », décida, un jour qu’il avait bien vendu ses plantes, d’acheter à son fils un gâteau parmi les moins chers. C’était un cornet fourré de crème pâtissière. Avec quelle gratitude je reçus le présent. Avec quelle avidité précautionneuse ma bouche en épousa la rondeur conique, mes dents croquèrent la croûte friable, avant que ma langue ne fonde enfin dans le moelleux de la crème tant rêvée ! La saveur exotique que j’éprouvais, je n’aurais su la définir avec les mots de ma langue maternelle qui n’avait pas prévu cela ; néanmoins, j’eus la satisfaction de découvrir que cette saveur, de fait, était conforme à ce que j’avais intensément imaginé ? En somme, la satisfaction de tout désir est dans le désir lui-même. Maintenant, parvenu à l’âge de dix-neuf ans, je n’avais plus la fraîcheur d’âme de mon enfance, mais cette expérience, anodine, de mon premier contact avec l’Occident m’avait préparé à accueillir tout ce qui venait de pus loin.

François Cheng, Le Dit de Tianyi, chapitre 13.


Mots-clés : Technorati

le 11.03.06 à 22:25 dans Nourriture et littérature
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Commentaires

merci

je lis beaucoup, et ce livre, me semble très beau.merci de la découverte!

lory - 08.04.09 à 14:28 - # - Répondre -

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Mon livre

L'histoire des légumes, des potagers, du néolithique à nos jours en passant par les abbayes. Plus une cinquantaine de recettes de Michel Portos, cuisinier de l'année 2012 GaultMillau, avec les accords vins de Patrick Chazallet. De très belles photos d'Anne Lanta, une préface de Christian Coulon pour la beauté de l'ouvrage. alt : Widget Notice Mollat Analyse sur un ton léger des rapports des femmes au vin de l'Antiquité à nos jours, les interdits, les tabous, les transgressions, se ponctuant par quelques portraits de femmes du vin contemporaines. alt : Widget Notice Mollat

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