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Boire et Manger, quelle histoire !
Le blog d'une historienne de l'alimentation

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le service à la table

Lorsque les restaurants ont été créés, le service à la Russe s’est imposé. Les maitres d’hôtel et les serveurs avaient un rôle prépondérant dans la salle, apportant, présentant et préparant parfois les mets sur un guéridon placé à côté de la table. Ils étaient les acteurs indispensables d’une pièce qui commençait dans la cuisine, invisible aux clients, et qui se terminait dans l’assiette, avec l’intermède du service. Cette manière de faire a duré longtemps, mais a disparu avec le mouvement que l’on appelé la nouvelle cuisine.

Le service à la table
 Nous allons partir d’un constat, le service à table a bel et bien disparu de la plupart des restaurants, hormis quelques uns qui offrent encore à leurs clients des plats emblématiques du patrimoine culinaire français tel le canard au sang ou la poularde demi-deuil en vessie. Mais ont disparu l'art de découper la volaille, de lever les filets de poissons ou de faire flamber les crêpes Suzette.
Et pourtant c’était un art remarquable, hérité des anciennes pratiques des tables aristocratiques et royales où l’écuyer tranchant exerçait son talent et l’apprenait à son ou ses successeurs. Le titre d’écuyer tranchant fut créé par Philippe le Bel en 1308 et désignait l’écuyer du roi qui avait la garde de l’étendard royal, il restait toujours derrière le roi, même sur les champs de bataille.
La charge évolua et l'écuyer tranchant est était un gentilhomme adroit et présentant bien attaché au service d'une personne au cours des repas pour les repas. Maitrise et élégance étaient les conditions requises.
"Il y avait autrefois chez les grands des charges d'écuyer-tranchant, qui étaient occupés chez les orinces à dépecer  et à servir les viandes. Cette charge n'est plus en usage aujourd'hui, mais on appelle encore écuyer tranchant celui qui dépèce adroitement les viandes qu'il sert. Les allemands se piquent fort d'être bons écuyers tranchants, ils ont des maîttes experts qui meur aprennent cet art... "
L'Ecole parfaite des officiers de bouche, 1724, 9 ème édition.
Car l'art de l'écuyer tranchant ne se transmettait pas seulement par les harges princières ou royales, la transmission se faisaiy également par un enseignement, de nombreux ouvrages traitèrent de l'art du découpage qui sont autant des manuels de savoir-vivre avec planches anatomiques, des descriptions des instruments nécessaires au découpage ainsi que la marche à suivre pour découper viandes et poissons.
« Ecuyer-Bouche : la fonction de cet officier est lorsque le Roi mange à son grand couvert en grande cérémonie, de poser en arrivant sur une table dressée à un des coins de la salle, du côté de la porte, les plats, pour les présenter proprement aux gentilshommes-servans qui sont près de la table du Roi. Ceux-ci font faire l’essai de chaque plat à chacun de ces officiers de la bouche en présence de Sa Majesté, à mesure qu’ils les leur remettent pour être présentés sur la table du Roi », écrit Diderot dans l‘Encyclopédie. Il poursuit  « Dans le nombre des gentilshommes-servans pour le service ordinaire du Roi, il y a douze gentilshommes-pannetiers, douze gentilshommes-échansons, & douze appellés écuyers-tranchans. »

 Au XVII et XVIIIème siècles, les écuyers de bouche étaient des titres recherchés et leur rôle était primordial.

 

 
 
Grimod de la Reynière, source wikipedia
 
 
 
L’art de la découpe

Le rôle de l’écuyer-tranchant va évoluer après la Révolution Française, mais la découpe des viandes et celle des poissons reste très importante que ce soit dans les restaurants ou chez soi. Lorsqu’ Alexandre Balthazar Grimod de la Reynière écrit son ouvrage «Manuel des Amphitryons », il le dédie à la bourgeoisie issue de la Révolution. Il précise dans la préface : « Les mêmes motifs […] nous ont engagés à nous occuper de l’ouvrage que nous présentons aujourd’hui au public, et qui, composé d’après un ordre plus méthodique et plus grave, est spécialement destiné aux Amphitryons et leur sera peut-être d’une utilité plus grande et plus réelle encore.

Nous l’avons divisé en trois Parties.
Dans la première, dont un manuscrit trouvé dans un couvent des Bernardins flamands nous a donné l’idée, nous traitons de la Dissection des viandes, depuis l’aloyau jusqu’au carré de mouton, et depuis l’alouette jusqu’à l’outarde [...] nous croyons n’avoir rien négligé pour mettre sur la voie ceux qui voudront apprendre dans toute son étendue le grand art de la dissection. Ils y seront merveilleusement aidés par les planches qui accompagnent nos démonstrations, et qui ont été dessinées et gravées avec beaucoup de soin…
 »



 
 
 Grimod commence cette partie par ces quelques phrases : « Cet art de bien découper, était regardé par nos pères, comme si essentiel […] qu’on donnait aux jeunes gens, un maître à découper qui les faisait journellement opérer sur la chair, et qui joignant la pratique et l’exemple aux préceptes, ne les quittait pas sans leur avoir fait achever leur cours complet dans cet art difficile, et les avoir familiarisés avec tous les sens de la viande de boucherie, et toutes les jointures du gibier et de la volaille. »

 
 
 
La disparition de l’écuyer tranchant
L’écuyer tranchant tenait le premier rang parmi tous les serviteurs de toute grande maison, toujours exercée par un gentilhomme. Après la mort de Louis XIV cette charge a disparu. Mais dans toutes les bonnes maisons, les amphitryons ont continué à exercer cet art que certains exerçait avec un talent tel qu’il découpait une volaille sur la pointe de la fourchette sans la poser sur une planche à découper. Chez Pierre Troisgros, existait encore un trancheur qui savait faire cela il y a une dizaine d’années. Sans en arriver à ce degré d’art tous les trancheurs des grands restaurants et un certain nombre de traiteurs à domicile connaissait l’art du trancheur et savaient parfaitement découper une volaille et lever des filets de poisson en quelques minutes afin que la chair arrive chaude dans les assiettes.

 

C’était le côté le plus spectaculaire du service à la table, encore que le flambage était aussi très apprécié des clients, les crêpes Suzette, les omettes norvégiennes que l’on commandait aussi pour le spectacle. Les cuissons en vessie, en croûte de pâte ou de sel demandaient aussi une belle technique. On admirait la précision du trancheur ou du maître d’hôtel et son art de disposer les différents mets dans l’assiette pour la rendre jolie et appétissante.

 Encore maintenant cet apprentissage se transmet toujours, pour l’obtention du BTH, option restaurant, la découpe des viandes et des poissons est enseignée ainsi que l’art du flambage. Au rythme d’un TP/semaine il y a quelques années, les apprentis apprenaient les arcanes de la découpe associée d’une formation théorique. Hélas, cette époque est révolue et c’est seulement avec 1 TP/mois que les apprentis doivent apprendre la découpe. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a quasiment plus de formateurs maîtrisant parfaitement la dissection des viandes. Peu à peu, cet apprentissage risque de disparaitre.
 

 

On peut se demander pourquoi  la fonction de trancheur disparait C’est une disparition relativement récente si l’on se réfère à la longue histoire de l’art culinaire. On peut la dater de l’avènement de la nouvelle cuisine qui met en place le service à l’assiette, transformant les serveurs en porte-assiettes dont le rôle consiste seulement à apporter des assiettes à table et à débiter aux clients l’intitulé du plat, parfois long comme un poème de Victor Hugo. Pour eux terminés les découpes sur le guéridon et la disposition des mets dans l’assiette qui étaient pour le client un spectacle parfois fascinant et excitaient l’appétit, leur rôle devient secondaire au profit de celui du chef. Car avec l’avènement de la nouvelle cuisine et la mise en avant de l’esthétique de l’assiette, la position des chefs a changé. D’obscurs artisans confinés dans leur cuisine, ils sont devenus des artistes qui passent sur le devant de la scène. Le chef devient l’acteur principal et comme dans un film, la prééminence est accordée à l’esthétique, ici la  composition de l’assiette qui va directement de la cuisine à la table. Delà l’importance dévolue à la photo des plats dans les livres de cuisine. Les designers prennent la place des serveurs.

Et on s’étonne d’avoir des difficultés à trouver du personnel de salle, leur rôle est devenu souvent bien ingrat. D’autant plus que derrière ces arguments esthétiques s’en cachent un autre nettement moins noble : la rentabilité. Le service avec découpe demande plus de personnel, plus de place et davantage de temps. On peut diviser par deux le nombre de serveurs surtout si on les sélectionne munis de longues jambes et marchant vite ! Ce sont les jambes et les pieds qui deviennent importants et non plus les mains et les bras. On fait des économies et tant pis pour le spectacle. Reste seulement les assiettes sous cloches d’argent qui, soulevées d’un même geste, découvrent, telle une surprise, le contenu de l’assiette.

 
Retour du service à la table

A l’image des irrésistibles gaulois, certains chefs font de la résistance et remettent à l’honneur  le service à la table. Certains n’ont même jamais arrêté et ont continué à servir le canard au sang, faisant manier par leur maître d’hôtel une superbe presse à canard en argent ainsi fait-on à La Tour d’Argent à Paris. Ou à La Pyramide à Vienne, lorsque l’on sert et prépare près de vous la poularde de Bresse en vessie. Moment inoubliable où l’on ressent une véritable émotion. Ou encore au Pressoir d’Argent où une presse à homard est en service pour le plus grand bonheur des bordelais.


à gauche, Pascal Nibaudeau, à droite Franck Montangnon

C’est d’ailleurs le chef de ce restaurant, Pascal Nibaudeau, et son maître d’hôtel, Franck Montangnon, que je suis allée interroger.

 Il fallait la volonté conjointe de ces deux personnes pour remettre le service la table dans le restaurant. Le chef avait auparavant travaillé au Seagrill à Bruxelles où le service à la table était présent et le maitre d’hôtel avait appris lors de sa formation toutes les techniques de ce service. Ils affirment que le service à la table est appelé à revenir car il exprime « la personnalité du restaurant ». 

A la question : « Pourquoi avez-vous choisi de remettre au goût du jour le service à la table ? » 

-          -- Pas de problème pour assurer un service parfait ?

-      - Nous avons deux maitres d’hôtel pour s’occuper des presses, répond F. Montangnon. Et les chefs de rang sont tout le temps en salle et s’occupent de la gestion des découpes.

Précisons qu’ils ont été formés par le maître d’hôtel.

-          -- Le serveur redevient un acteur dans la salle, continuent t-ils, l’acteur d’une pièce interactive. Il ne se contente plus d’apporter et d’annoncer les plats, il prend part au service en offrant un spectacle au client qui lui aussi participe à la pièce étant à la fois acteur et spectateur. La mise en scène donne envie, il n’est pas rare d’ailleurs que des clients, ayant vu le service du homard à la presse en commande pour leur dîner ou reviennent une autre fois rien que pour ce plat. Durant ce service, les effluves se diffusent dans la salle et créent une ambiance olfactive, le client voit la préparation d’une vraie sauce et cela crée une impression visuelle. Les sensations olfactives et visuelles précèdent les sensations gustatives. Il ya une imprégnation du cerveau propre à mettre en condition les convives de désirer et de parfaitement déguster le plat, plus importante que lorsque l’assiette est apportée toute prête sur la table.

-          - Les clients apprécient ce retour du service à la table ?

-          - Oui, car il crée un contact avec le client comme nous l’avons déjà dit, cela crée une animation à la table qui garde un aspect spectacle. Il apporte aussi au client une expérience nouvelle en assistant à ce spectacle.

-          - Service à la table au restaurant gastronomique d’accord, mais en brasserie, c’est encore possible ?

-          - Oui, bien sûr, c’est toujours pratiqué avec le tartare, et ce serait possible aussi  avec quelques plats simples de poisson et de viande. Faut-il encore avoir le personnel qualifié.

Merci, Messieurs, pour ces explications et ces précisions.

 

Le service à la table fait partie de la magie d’un restaurant, instaurant un lien fort entre le chef et le client-convive par le biais des serveurs qui participent à l’élaboration et à la présentation du plat. Pour le client, le service à la table apporte un plaisir supplémentaire qui excite tous ses sens, qui crée une chaleur et une convivialité, voie même une connivence avec le personnel de salle. Il agit non plus sur les sens mais sur les émotions, et procure un plaisir plus intérieur et moins fugace. Un plaisir gustatif est parfait lorsque tous les sens sont sollicités et c’est le cas du service à la table qui crée le désir, qui met l’eau à la bouche et prépare les papilles et le cerveau aux sensations qui vont venir. J’ajouterai que pour les plus jeunes que nous emmenons avec nous au restaurant, il est une manière vivante d’aborder la gastronomie et de rendre les repas moins longs, plus vivants et moins ennuyeux. Une autre manière d’éduquer au goût.

 
 Les planches proviennent du Manuel des Amphitryons et les photos du service de la presse à homard d'une chronique gastronomique de Patrick Chazallet.
 
 
 

le 06.04.11 à 09:00 dans Arts de la table
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