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Boire et Manger, quelle histoire !
Le blog d'une historienne de l'alimentation

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Le pain, l'aliment de base



” L’homme ne vit pas seulement de pain, mais en ce temps-là, chez nous, c’est surtout de pain que l’on vivait.
Le souci du pain quotidien était toujours présent- ce qui n’est pas une façon sévère de parler, mais une sévère, exacte vérité. Ce souci venait de loin. La mémoire des vieux, seules archives des pauvres gens, redisait les réquisitions de l’An II, la disette de 1816, les années de grêle et de blé germé. On avait payé le blé quatre francs le boisseau, mangé du pain de seigle et même de ce pain d’orge et de fèves dont la mie danse sous la croûte comme un grelot.
 Le langage disait cela de cent façons. Il y avait la fierté de gagner son pain et la honte de le demander ; et chacun, qu’il fut bon comme du bon pain, ou grossier comme pain d’orge, ne souhaitait que le pain de ses vieux jours en attendant la paix définitive du pain cuit pour toujours.
Sur la table, il tenait la première place. Manger les légumes et le lard sans pain était un scandale, mais on avait l’habitude du pain sec, du « pain tout seul ». Ne l’aimant pas frotté d’ail ou parsemé de gros sel, je me suis fait parfois la plaisanterie d’un petit morceau sur le gros, sous le pouce, et mué en rôti.
Le pain en lèches faisait le fond de toutes les soupes, qu’elles soient trempées du bouillon de la potée, de lait ou d’eau claire. Grand-mère et petit fils échangeaient un sourire édenté devant la même panade et c’est sur une croûte que les marmots bavaient généreusement pour calmer leurs gencives.
L’eau panée annonçait aux malades la fin de leur diète. Et que de tartines pour nos appétits des quatre heures ! Beurre ou lard, miel ou confitures, crème épaisse ou fromage blanc… Il y avait aussi de délicieuses rôties au vin sucré… et il y avait le pain sec qu’on emporte au lit, les soirs d’orage paternel ; pain de honte, qui se venge toujours ; qu’on dévore sous le drap, les yeux cuisants, ou qu’on le dédaigne, on rêve de chiens méchants et on se réveille, les fesses mordues par les miettes enragées.
 Nous ne connaissions guère que le pain de ménage, pétri et cuit à la maison. Le meunier – il riait de s’appeler Noirot alors que le maréchal s’appelait Blancot – passait chaque quinzaine. Il emportait le blé, il rapportait farine et son. De loin l’annonçaient les grelots de ses quatre chevaux ; des épaules puissantes s’encadraient dans la porte, et, aussi à l’aise sous ses cent kilos que si n’eût eu qu’une rose à la bouche, le garçon meunier faisait gémir le grenier sous ses bottes. Poudré de blanc dans son coutil bleu, le poil fleuri de farine, il buvait debout son verre de vin et s’en allait plus loin.
Ma mère cuisait dix pains de huit livres ; ils ne faisaient pas la semaine.
-          Mon dieu, disait-elle, il n’y a plus qu’une miche ; il faut que je cuise demain !
-          Quels dévorants, grondait mon père : mieux vaudrait les tuer que les nourrir !
-          Allons, il vaut mieux aller au moulin qu’au médecin. 
 

Le travail des champs et des vignes passait d’abord, les besognes de la maison venaient par surcroît. Nos femmes piochaient, fanaient, moissonnaient, comme les hommes. Combien de fois le pain n’a-t-il pas été fait entre les deux Angélus, celui du soir et celui du matin !
Chaque maison gardait son levain, un reste de pâte aigrie, collé au fond d’un pot à fleurs bleues. On le flairait, on le tâtait du doigt, et puis, au travail ! Combien de fois de mon lit d’enfant insouciant et à moitié endormi, ai-je entendu le choc assourdi de la pâte dans le pétrin ! Pendant près de cinquante ans, sans souci de l’heure, ma mère a préparé le sel et l’eau ; délayé  farine et levain, mélangé, brassé, donné à notre pain la force de ses bras et de sa poitrine. Elle était forte, et, quand la force défaillait, il restait le courage.
La belle pâte lisse, déjà bossuée de bulles, reposait un moment dans le pétrin. On préparait les corbeilles d’osier blanc, cabas ou beuchins ; on les saupoudrait de fleur de son. Chacun recevait sa part, mol écheveau mouvant entre deux mains tournantes. Et puis, sous la laine et l’édredon, la pâte levait, plus ou moins vite, suivant le temps et le levain. Quelle émotion, quand oubliée le temps d’un court sommeil, on la retrouvait fuyant les corbeilles !

Chaque maison avait son four, soit au dessus du foyer, soit dans une petite chambre, et souvent son toit rond faisait dehors comme l’abside d’une chapelle. La voute était de brique, parfois de terre battue et cuite, d’un bloc. On allumait le feu au bord du four et peu à peu, on le poussait vers le fond ; les épines noires de nos haies qui avaient menacé nos cuisses cuisaient le pain. Dans le four ardent, des fagots entiers s’allumaient d’un seul ; coup, en crépitant, et la flamme, coulant en nappe, fuyait vers la cheminée comme une cascade renversée.
Il fallait gouverner ce feu, manier à bout de bras racloir et fourgon, amonceler les braises… A la voûte noircie paraissait une fleur de cendre claire, qui gagnait le bord : le four était à point. Sa porte de fer close un instant, on enfournait. C’était le moment où il convient de n’avoir point « les deux pieds dans le même sabot » et ma mère nous mettait lestement dehors. Sur le grande pelle, d’un geste vif, pan ! elle renversait chaque cabas ; la pâte devait se détacher d’un coup. Avant même qu’elle eût commencé de s’étaler, la pointe du couteau l’avait fendue en croix et elle sautait dans le four, à sa juste place. Cela dix fois de suite, les cabas vides valsant, et puis on avait le droit de souffler.

 Dix minutes plus tard, dans le four entrouvert, on voyait les pains blancs monter en dômes craquelés, assez fermes déjà pour se ranger docilement sous une poussée légère. Au bout d’une heure, on tirait le pain ; les miches rousses et bruissantes se refroidissaient lentement, pendant que, par la porte ouverte, l’air chaud bondissant par-dessus les toits s’en allait porter dans tout le village l’arôme du pain nouveau.
Le four ne restait pas vide, c’était le tour des galettes : simple reste de pâte qu’on mangera brûlant, frotté de beurre et de gros sel ; vrais galettes à losanges, qui connaissaient les œufs et la graisse ; tartes aux quetsches et aux mirabelles, flans de vermicelle et de fromage… Il y avait toujours, sur le seuil de la vieille chambre, des museaux ingénus qui attendaient.
Et que ne glissait-on pas dans ce four complaisant ? Les pommes de terre du souper, la daube en sa casserole,  les séchoirs de prunes, de poires en quartiers, les cosses de pois pour brunir le bouillon, et jusqu’à la plume des volailles, avant d’en bourrer les oreillers.
On nous refusait le pain tout chaud, mais quel régal que le pain tendre ! Plusieurs jours de suite, ce pain de ménage était exquis. Rassis, il était encore bon, et nos appétits d’enfants ne disaient jamais assez. Le pain trompait notre impatience en attendant le souper, et il servait parfois de dessert. Nous préférions la croûte à la mie et, quand nous étions seuls au moment du  marender, la miche prenait une singulière figure ? Mon père ne demandait pas qui l’avait « talonné »; un couteau justicier refaisait l’équilibre et distribuait la mie aux innocents comme aux coupables.
Il arrivait que le pain fut manqué : chaleur ou froid, levain ou farine… je ne sais, mais la pauvre maman n’était pas plus fière des galettes anémiques que des orgueilleuses levant haut une croûte vide et noircie. Ces miches s’en allaient comme les autres, et aussi le pain moisi des étés humides, fleuri de jaune et de bleu. « Cela te fera grandir… » et puis « tu enverras d’autres quand tu seras soldat ! » On ne croyait pas si bien dire !
Les fours silencieux pleurent dans le noir et s’effondrent. Les maies délaissées songent sous leur couvercle. Pour peu de jours encore, les vieux bras lassés se souviennent de ce que les jeunes n’apprendront plus. Les petits ne savent plus ce qu’est le mystérieux, le délicieux « pain au lièvre » qui nous revenait des champs au fond de la hotte. Et plus jamais je ne porterai à la tante Sœurette son pain d’une livre, un pain fendu dont j’écornais l’angle blond, plus savoureux que
la brioche.

 Extrait
de “Le Pain au Lièvre” de Joseph Cressot



 Ce texte  a été écrit par un instituteur en retraite et publié en 1940. Joseph Cressot était le 2ème enfant d’une famille assez pauvre de Haute-Marne. Né près de Langres dans un petit village isolé où les habitants pour survivre devaient savoir vivre en produisant ce qui était leur était nécessaire. Il nous offre un cliché de la vie vers les années 1900, nous voyons là un mode de vie qui existe depuis très longtemps et qui disparaitra peu à peu au cours du 20ème siècle au gré de la modernisation et des progrès techniques.  


Mots-clés : Technorati

le 02.03.08 à 19:00 dans Nourriture et littérature
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L'histoire des légumes, des potagers, du néolithique à nos jours en passant par les abbayes. Plus une cinquantaine de recettes de Michel Portos, cuisinier de l'année 2012 GaultMillau, avec les accords vins de Patrick Chazallet. De très belles photos d'Anne Lanta, une préface de Christian Coulon pour la beauté de l'ouvrage. alt : Widget Notice Mollat Analyse sur un ton léger des rapports des femmes au vin de l'Antiquité à nos jours, les interdits, les tabous, les transgressions, se ponctuant par quelques portraits de femmes du vin contemporaines. alt : Widget Notice Mollat

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