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Boire et Manger, quelle histoire !
Le blog d'une historienne de l'alimentation

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La Grande Pêche ou pêche à la morue

Terre-Neuve et l’Islande, deux îles glacées qui évoquent la Grande Pêche qui, de 1508 aux années 1970, vit tant de navires et de marins partir pour de longues et périlleuses campagnes de pêche dont tous ne revenaient pas. Immortalisée par Pierre Loti et son roman « Pêcheur d’Islande » et Théodore Botrel auteur de la célèbre chanson « La Paimpolaise », la pêche à la morue est devenue dans la mémoire collective une pêche mythique et d’autant plus qu’elle a complètement disparue du fait de l‘arrêt de la pêche décidée par le gouvernement canadien et des restrictions voulues par l’Islande. Elle est restée vivante par le souvenir des terre-neuvas et des islandais ainsi que l’on appelait les équipages de navires.

1 - Terre-Neuve



Habitations et ateliers à terre-Neuve, wikisource.org

Il est fort possible que la pêche à la morue dans les Grands Bancs de Terre-Neuve existait avant que Cabot ne découvre cette île en 1497. De l’Islande, certains  pêcheurs avaient pu s’aventurer vers l’Ouest. Rien ne le prouve, mais 12 ans plus tard en 1509, les premières morues salées de Terre-Neuve arrivèrent dans un port breton de Dahouët, près de St Brieuc.
C’est le début d’une grande aventure,  chaque année, dès le XVIème siècle, des centaines de bateaux provenant de tout l’Atlantique sud, d’Angleterre, de France, d’Espagne et du Portugal furent armés pour aller pêcher la morue sur les Grands Bancs de Terre-Neuve. 
Au XVIème siècle, Les armateurs malouins armaient 80 navires pour partir pêcher sur les bans de terre-Neuve pour les campagnes d'été. C'étaient 4000 marins qui vivaient de la pêche et travaillaient 16 à 18 h par jour. Les navires malouins livraient tous les ports jusqu'à Marseille qui était alors "le" port de la morue.  A la fin du XVIIème siècle, on pouvait y compter jusqu’à 20 000 pêcheurs. Tous les ports de France de Dunkerque à St Jean de Luz armaizent à la morue, au XIXème siècle, Dunkerque était le premier port morutier devant Fécamp,puis jusqu'en 1935, les grands ports d'attache pour les morutiers étaient Fécamp, St Malo et Bordeaux.
Sur les Grands Bancs, la pêche était praticable toute l’année, si bien qu’il était possible de faire deux campagnes de pêche par an. Sur l’île de Terre-Neuve, on ne pêchait que durant les trois à quatre mois d’été.  
Quand la France a pris possession de Terre-Neuve, elle y installa des pêcheurs qui y firent souche. Se faisant paysans durant les périodes d’inactivités, ils cultivèrent et élevèrent ce qui était nécessaire à leur survie. Beaucoup de marins ne s’y installaient que durant la période de pêche et construisaient des habitations et des ateliers de salage et séchage.


Salage de la morue, wikisource.org

La saison de la pêche à Terre-Neuve

Durant l’été, l’activité ne cessait jamais sur l’île de Terre-Neuve. Levés avec le soleil, les marins partaient sur des chaloupes pêcher la morue. Ils ramaient jusqu’à la zone de pêche et lançaient leurs lignes. Le bateau se remplissait de poissons tout au long de la journée et le soir ils reveniaent vers la terre où ils débarquaient leurs prises. Et tous les jours où il était possible de sortir en mer, ce même travail recommençait. C’était un travail très dur et dangereux, le brouillard pouvait se lever très rapidement parfois et la tempête arriver inopinément,  nombreuses furent les chaloupes qui ne rejoignaient jamais la côte.
Pendant que les pêcheurs étaient en mer, le travail ne cessait sur l’île. C’était un travail très bien organisé et chacun avait une tâche bien précise à faire. Car il fallait aller vite et saler le plus vite possible le poisson. Les premiers à l’œuvre étaient les décolleurs, ainsi nommés car ils coupaient les têtes des morues. Ensuite les trancheurs entraient en action, ils éventraient, vidaient, détachaient les arêtes et ouvraient les morues en deux  et les aplatissaient afin qu’elles soient prêtes pour le salage. Elles étaient lavées et vidées complètement de leur sang. Ensuite les saleurs les recouvraient de sel et les sécheurs les étendaient sur des claies, appelées échafaudages,  au soleil sur les grèves. Les foies étaient mis de côté et traités par macération pour en extraire l’huile de foie, très recherchée car riche en iode. Les langues et les joues étaient cuisinées sur place, c’étaient des mets de choix qui faisaient le régal des populations locales.



La pêche sur les Grands Bancs

Les Grands Bancs sont situés à 500 kilomètres à l’est de Terre-Neuve. La pêche sur les Grands Bancs ne connaissait pas de saison. Les bateaux venus d’Europe, du Canada ou de la côte est de l’Amérique du nord croisaient sur les grands bancs deux fois par an. On ne pêchait pas directement à partir des morutiers mais sur des chaloupes et plus tard des doris qui étaient mis à la mer chaque matin, des doris qu'on appelait des barques-suicides. Deux pêcheurs embarquaient dans chaque chaloupe et toute la journée, ils pêchaient à la ligne en appâtant avec des bulots et relevaient les lignes qu’ils avaient posées la veille et qui étaient fixées à des bouées sur lesquelles nom du doris était marqué. Quand la chaloupe était pleine de morues, ils revenaient jusqu’au bateaux, piquaient les morues et les lançaient sur le bateau. Et ils repartaient pour ne revenir se reposer qu’à la nuit. Les journées étaient longues, très longues surtout quand le froid et le vent gelaient les hommes. De plus de nombreux dangers les menaçaient. Outre les brouillards et les tempêtes que nous avons déjà évoqués, les chaloupes risquaient de rencontrer des icebergs et des baleines ou de se renverser et de couler quand elles étaient trop remplies de morues. Les pêcheurs étaient payés en fonction de leur pêche et ils prenaient le risque de remplir le plus possible leurs embarcations pour ne pas faire trop de voyage vers le morutier et ainsi ne pas prendre de temps. Mais une frêle chaloupe trop remplie prise dans la tempête courait encore plus le risque de se renverser et de couler. Et dans la brume et la tempête, même si la cloche de  bord sonnait sans cesse pour guider les chaloupes rendues aveugles, nombreuses étaient celles qui s’égaraient définitivement dans la mer glacée. Plus tard, les marins eurent des alliés très précieux, les terre-neuve, chiens au flair remarquable et au courage incroyable qui ramenaient les chaloupes ou les pêcheurs tombés à l’eau vers le navire-mère.


Morutiers et chaloupes, source: www.ecoles.ac-rouen.fr

Sur les bateaux travaillaient les marins et les mousses dont certains étaient à peine agés de douze ans. Le travail pour tous étaient très durs, les terre-neuvas étaient les bagnards de la mer au dire d'un aumonier des Terre-Neuvas avant la guerre
"Ce qui relègue ce métier de la grande pêche - au dire des marins eux-mêmes - au rang de "dernier des métiers", c'est sa charpente, sa constitution même, tel qu'il est compris, c'est-à-dire le travail et les conditions dans lesquelles il s'accomplit.
Ici, il n'est pas question de journées de huit heures. La loi du travail sur les Bancs, c'est le maximum de rendement pendant le maximum de temps! Une féroce émulation dresse l'amour-propre d'un doris contre l'amour-propre d'un autre doris, l'amour-propre d'un navire contre l'amour-propre d'un autre navire. C'est à qui pêchera le plus, c'est à qui "débanquera" le premier.
Sur le voilier,arrivé à bord, il ne faut pas songer au reppos. la morue, il faut la préparer, il faut l'ébréguer (la dépouiller de ses entrailles), il faut la décoller (lui couper la tête), il faut la trancher (lui enlever la colonne vertébrale), il faut l'énocter (lui vider ses deux poches de sang), il faut la laver, il faut l'empiler, il faut la saler. Les lignes, il faut les boëtter (amorcer). Il est difficile de se faire une idée de la somme de travail que représente ce boëttage des lignes. Se battre pendant sept ou huit heures contre une manne de lignes embrouillées, un inextricable fagot d'hameçons semblables à des ronces et à des épines d'acier, qu'il faut démêler, dénouer, réparer et boëtter. Et ce travail se fait à moitié plié en deux. Aussi, pendant ces longues heures, on voit des pauvres malheureux se relever, se redresser de temps en temps, placer les mains sur les hanches et lancer le torse en arrière pour soulager leurs reins endoloris. Et pendant la première pêche, alors que souffle la bise ou que tombent les bruines glaciales, la neige, plus d'un s'arrête pour souffler dans ses mains engourdies, gercées, crevassées, grignotées par la chair salée ou déchirées par les écailles tranchantes des bulots, ou pour frotter ses poignets dévorés par les démaigaisons des "petits choux" des bancs (excroissances d'origine microbienne). Et, les lignes boëttées, il faut aller le soir à la nuit tombante, les poser, les larguer à deux ou trois miles.
Il n'y a pas d'heure pour les repas. Les hommes mangent quand ils peuvent, entre deux tournées, au milieu du nettoyage du poisson ou en boëttant leurs lignes.
Il n'y a pas d'heure pour le repos. Aucune considération ne tient devant ces deux faits: la piaule (banc de morue) passe, le poisson donne: il faut le saisir. Le travail n'est même pas limité par les forces humaines, mais uniquement par l'impossibilité de travailler. Sur les bancs, l'ordinaire du travail c'est dix-huit heures d'affilée.
Et le sort des équipages des chalutiers n'est pas plus enviable. Le chalutier libère le marin du travail de boëttage des lignes, du halage et des dangers des doris; mais, loin d'alléger son sort, il ne fait que l'accabler. A Terre-Neuve, la machine n'est pas le serviteur de l'homme: c'est l'homme qui est l'esclave de la machine. La machine peut travailler nuit et jour, l'homme travaillera nuit et jour. Ce sont les travaux forcés sans discontinuité tant que le poisson donne; et l'abondance du poisson est parfois telle qu'elle ne laisse aux hommes que sept heures de repos par trois jours. Aussi n'est-il pas rare qu'ils titubent de fatigue et de sommeil. Et dire que, sur certains chalutiers, l'équiupage comprent une vingtaine de jeunes de mpoins de vingt ans! Pauvres enfants!
Car, il faut bien le préciser, le calendrier des Terre-Neuvas n'est pas réglé par le soleil. l'aurore et le crépuscule, le jour et la nuit sont biffés du calendrier; il ne comporte ni fête, ni dimanche, ni repos hebdomadaire. Tous ces mots donnent la cadence à la vie normale, mais tous ces mots n'ont aucun sens pour les Terre-Neuvas; leur vie ne comporte qu'un seul mot: Morue-Morue-Morue! La loi des Bancs est unique:" La morue donne! marche ou crève!" Aucune loi divine ni aucune loi humaine ne tient devant cette loi. La morue est le dictateur le plus volontaire, le plus absolu et le plus tyrannique que l'on puisse imaginer. 
Les forces humaines? Elle n'en a cure. sur les voiliers à Terre-Neuve, elle se bute à l'impossibilité de travailler la nuit, mais au Groenland, elle prend sa revanche. Le jour perpétuel, en juin, juillet, août et septembre, lui permet de donner libre cours à sa sauvagerie, et je l'ai vue condamner les hommes aux travaux forcés de vingt heures par jour, pendant soixante-deux jours consécutifs.
Sur les chalutiers, la science s'est faite la complice de la férocité sauvage de sa Majesté la Morue. Le progrès doit être le serviteur de l'homme, mais l'âpreté au gain des armateurs a fait du Terre-Neuvas l'esclave du progrès au service de la morue..."
Le Grand Métier de Jean Recher


La fin de la pêche à Terre-Neuve

Au VIIIème siècle, les premiers signes de surpêche commencèrent à se faire jour,  heureusement pour les morues, les guerres incessantes entre France et l’Angleterre qui durèrent du traité d’Utrecht jusqu’en 1815 ralentirent la pêche, laissant aux populations de morues le temps de se reconstituer. A partir du siècle suivant l’arrivée des bateaux à moteur et surtout le pratique du chalutage, plus tard les bateaux-usines qui pratiquaient des campagnes de 50 jours ont mis à mal petit à petit les populations de morues. Sur les bateaux-usines les morues sont traitées sur le bateau jusqu’à une congélation à - 40°C en moins de 5 h.
Si bien que au cours des années 60-70 ce ne sont plus des centaines de morutiers qui partaient pour Terre-Neuve mais seulement 35 et les derniers morutiers ont arrêté de pêcher en 1973.
En 1991, il se pêchait encore 180 000 tonnes de morues à Terre-Neuve et sur les Grands Bancs. L’année suivante le gouvernement canadien déclarait un moratoire pour la pêche à la morue et à l’églefin dans les Grands Bancs et East Scotia afin de limiter les prises.  Le 24 avril 2003, il interdisait la pêche à la morue, les stocks de populations étant insuffisants pour permettre une pêche à grande échelle.
Après vingt ans d’interdiction, les stocks se reforment, mais la pêche est toujours interdite, malgré la pression des pêcheurs locaux. On espérait 10 millions de morues en 2011 ce qui permettrait une pêche très réglementée. Mais les populations de morues restent encore fragiles en raison de la difficultés de reformer les stocks. En effet, la raréfaction des morues  a provoqué un déséquilibre écologique. Dans la chaîne alimentaire, les harengs ont un seul prédateur : la morue. Les morues étant de plus en plus rares, les harengs ont proliféré. Ces colonies de harengs se nourrissant en grande partie d’œufs de morues, tant que le stock de populations de morues n’est pas assez important, on ne peut lui faire supporter le poids d’un autre prédateur, l’homme dont on connait la faible capacité à respecter la nature et les règles les plus élémentaires d’écologie.
Donc la pêche à la morue à Terre-Neuve fait encore partie du passé.


Séchage de la morue, source: musée Mac Cord

le 10.02.12 à 09:00 dans Histoire des aliments
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